par Vivre Avec Depeche Mode » 13 Mai 2017, 23:30
Tardivement et avec détails toujours, impressions purement subjectives depuis le bloc 103. Peut-être que dans ce récit tardif certains retrouveront des échos de ce qu'ils ont pu vivre à Anvers et Nice.
C'est pour moi la première fois que j'assiste pour Depeche Mode à un concert de début de tournée, sans être en mesure d'anticiper complètement la progression du concert et les morceaux, nouvelles versions qui le composent. L'émotion musicale survient en partie dans le fait d'anticiper, quand notre esprit embrasse la liste et devance les premières mesures de ce qui va nous transporter. Elle se trouve donc légèrement atténuée par la curiosité et le discernement lorsque démarrent les nouvelles introductions qui masquent pendant quelques minutes le thème que l'on connaît par cœur, jusqu'à la surprise totale avec Heroes de David Bowie. Mais ce type de confrontation reste une belle expérience et montre à quel point ces nouveaux départs sont prenants, je pense surtout aux débuts de Everything Counts et Wrong.
Le rapprochement avec la culture néerlandaise semblera peut-être un peu forcé, mais quand on entre par un petit escalier latéral dans le Ziggo Dome en train de se remplir, on croirait La Nuit Etoilée de Van Gogh. C'est une sombre antre métallique, magnifiquement apaisante, à l'acoustique très étudiée, avec un spectre de couleurs passant de l'outremer pour le fond, au violet pour les lumières. L'invitation à l'harmonie architecturale se devine dès les trouées de la coursive. Sur le plan du son, mon impression semble se poursuivre dans vos derniers retours, à savoir qu'il est bien plus stable, lisse, dynamique avec de très rares claquements excessifs de batterie. J'ai quasiment tout reçu sans les bouchons. Pourvu qu'une telle qualité, aidée d'un niveau sonore qui semble un peu plus raisonnable, soient maintenus tout au long de la tournée, quelles que soient les conditions. Depeche mode a bâti sa réputation de groupe pour le concert notamment grâce à cette discipline du son observée depuis l'Exciter Tour que le film de Corbijn rend parfaitement dans son élasticité. J'ai retrouvé un peu de cela à Amsterdam, peut-être avec un peu plus de matité. Symbiose parfaite entre le lieu et la musique dans les sons cosmo motoriques de Stripped et les grosses pattes synthétiques qui démarrent avec gourmandise Enjoy. L'un des chemins vers la trans qui ne m'a pas quittée de la soirée, dans un déchaînement corporel que mes voisins du bloc, restés sur terre, m'ont parfois demandé de calmer.
C'est pour cette raison que ce texte ne tend pas à l'objectivité qui dirait qu'il faudrait changer telle chose, abandonner telle autre. Il tente juste de vous faire partager comment, de manière encore plus forte que par le passé, les concerts de Depeche Mode font « sortir de soi ». Ex-tase. Bien que tous les morceaux qui commencent le concert ont rapidement participé à l' ascension, c'est Barrel Of A Gun qui fut décisif. Preuve que rien, de ce point de vue, ne remplace le concert. Ce n'est pas le morceau que je désirais particulièrement réentendre mais le groupe nous montre une raison proprement musicale et atmosphérique à le reprendre. Il a m'a nettement plus emporté en comparaison de Nîmes. Serait-ce cette posture primaire de chimpanzé qu'adopte Dave dans l'introduction qui m'a fait entrer aussi facilement dedans ? En tout cas le rythme brut, la guitare cinglante, les synthés hallucinés, la voix de Dave nettement plus maîtrisée car moins nasillarde, tout cela m'a subjugué. Evénement du concert dont l'impact purement physique ne peut être rendu à titre rétrospectif par le film.
Le plaisir est maintenu dans la parfaite intégration et renaissance de Corrupt, l'un des morceaux en bout de ligne dans Sounds Of the Universe et qui avait connu une production trop sèche au disque. Il retrouve une nouvelle jeunesse au concert, en s'inscrivant dans la tonalité narquoise et critique de Spirit. Beaucoup l'ont dit ici, c'est un choix très judicieux qui donne un nouveau souffle au morceau et s'inscrit dans la tonalité générale du concert, comme une réponse à So Much Love qui le précède et qui rend très bien aussi dans son rôle de lanceur rythmique après le processionnel mais vibrant Going Backwards. On goûte autant sa théâtralité exprimée par Gahan que les claques sonores qui se détachent irrésistiblement : les réponses rythmiques très tendues dans le refrain et le sombre synthé qui commente la reprise.
Le point culminant reste Cover Me. Nouvel Himalaya qui pointe à côté des sempiternels morceaux chargés de nous élever. L'accord entre la projection et le moment musical est parfait. Corbijn filme son ami Dave habillé en cosmonaute, errant, puis s'asseyant. On comprend une nouvelle fois pourquoi Dave a tant confiance en ce photographe, et ce depuis des décennies maintenant. En plan de face s'affiche le visage fatigué et troublé de Dave, dans une belle et profonde introspection en noir et blanc que ces yeux remplis d'expérience et de ténèbres savent si bien rendre.
La composition, déroutante dans l'album, trouve dans la grand messe modienne sa pleine justification. L'arrêt du chant oublie le côté discontinu quand Dave nous invite à le suivre dans ce cosmos qui rassure autant qu'il fait peur. Le film poursuit parfaitement cet enchaînement en nous plaçant avec le chanteur aux commandes d'une navette aussi désorientée que celle de Gravity, le calme et la sérénité en plus. Seule une légère larme enfle l'oeil droit du chanteur. Toujours avec ce sens de l'économie qu'on lui connaît, Corbijn suit le ballet avec à peine trois plans repassés en boucle, pour ne jamais introduire une narration trop précise et nous maintenir concentré dans la captivante méditation rythmique. Tout en assistant à ce voyage dans l'espace qui n'est rien d'autre qu'une allégorie de la mort, on garde les pieds sur le gradin en se laissant emporter par les circonvolutions du chanteur qui, au bout de l'avancée, palpe et rassure son public, sur fond de cette musique gorienne devenue le plein achèvement que Sounds Of The Universe n'avait cessé, en vain, de chercher. Une touchante jonction entre Spirit et Sounds Of The Universe participe donc à la cohérence et à la beauté de ce concert.
La présence de Wrong en est la preuve. Sur l'écran cette fois, pendant tout le morceau, ce sont d'intransigeantes barres numériques qui vibrent, se dilatent, en fonction du rythme, du spectre sonore. Accompagnement formel très efficace pour la dévastatrice chanson que l'on retrouve avec bonheur, avec plus de maîtrise, de distance et d'énergie. On lève les yeux au ciel du ziggo dome pendant les soufflets du pont rendus dans toute leur expansion et leur respiration.
Globalement, le concert combine sciemment deux dimensions : la négativité à l'oeuvre dans la nature humaine et notre capacité à côtoyer le sublime dynamique. La première dimension est satisfaite avec la solidarité entre Spirit et Sounds. La deuxième notamment avec des plages et célébrations comme Cover Me et Everything Counts. Pour envisager la rencontre de l'énergie et de la réflexion mais que pour cette réflexion prenne un tour essentiellement esthétique ( au sens sensitif grec ), il fallait cet équilibre et je l'ai ressenti avec beaucoup de force. Dave Gahan, lui aussi, prend un indéniable plaisir à embrasser l'apparente immatérialité du son, pour entretenir cette musique « large » dont il parle souvent à propos du saut dans la musique vivante du concert.
Toutes ces dimensions qui touchent les crêtes et sommets du set hors du temps réveillent forcément l'addiction. On en sort transformé, revigoré et l'on peut retourner de nuit dans son pays, sans aucune fatigue, dans le son suspendu des remixes qui suit les lignes blanches de la route.
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