Paru le 11.10.2005
La chambre d’un hôtel parisien multiétoilé, à deux pas de la place Vendôme. Martin Gore en termine avec un « phoner ». Selon le planning, le correspondant doit être en Asie, Thaïlande ou Indonésie. L’interview s’achève par un abrupt : « Bon, ça ira comme ça ».
Le cerveau du trio quitte la pièce, démarche incertaine et canette de bière à la main. Il est midi. Dave Gahan, costume brun très classe, bottes noires et cigarillo, s’installe dans le canapé, détendu.
Le Mad – Quel a été le point de départ de ce disque ?
Dave Gahan – Comme d’habitude, nous nous retrouvons, nous discutons de ce que nous pourrions faire, de ce qui nous correspond et de ce qui pourrait constituer un nouveau challenge. L’idée du challenge nous semblait importante, surtout quand on a déjà enregistré autant de choses ensemble.
– Sauf qu’ici, vous aviez l’expérience de « Paper monsters », votre album solo…
– Effectivement, c’était l’une des grosses différences. J’ai continué à écrire après la sortie de « Paper monsters ». Pour moi, dans mon petit studio à New York. Christian Eigner, le batteur qui nous accompagne depuis… « Ultra », faisait de même. Il m’a rejoint, avec des idées qu’il avait développées sur la tournée d’« Exciter ». J’aimais beaucoup : il s’agissait de paysages
musicaux, rythmiques et orchestraux. Quelque chose de très éthéré, qui m’inspirait. Pendant
ma tournée avec « Paper monsters », j’ai développé d’autres idées qui me semblaient coller aux siennes. Et donc, nous nous sommes retrouvés à New York, mais sans autre envie que celle d’écrire.
– Puis, vous êtes allés voir Martin ?
– Fin 2004. Pour discuter. Il s’est montré intéressé et encourageant. Et moi, je me suis rendu compte que j’étais enfin capable de proposer des concepts complets plutôt que de simples pistes. Quand on soumet une idée à Martin, il doit déjà pouvoir entendre ce que ça peut donner. Il faut donc qu’elle soit complète. Finalement, nous avons décidé de tirer trois morceaux de ce que j’avais pu écrire et que le reste serait signé par lui.
– Vous vouliez déjà travailler avec un autre producteur ?
– Nous étions tous d’accord qu’il nous en fallait un qui puisse affronter l’idée même de ce qu’est Depeche Mode. Si nous avons opté pour Ben, c’est parce qu’il n’était pas familier de notre travail. Il n’était même pas intéressé par ce que nous avions fait par le passé. Lui
voulait démarrer avec de nouvelles idées. Nous avons besoin de quelqu’un qui soit capable de jouer du fouet en studio, et de donner du sens à nos propositions.
– Des gens comme Mark Bell, à qui vous devez « Exciter », ou Tim Simenon, qui a produit
« Ultra », étaient trop fans de Depeche Mode ? Ou peut-être trop respectueux ?
– Trop respectueux, c’est le mot. Mais les fans, vous savez… Quand vous êtes fan, vous avez des idées préconçues sur ce qu’est le groupe. Et nous ne faisons pas de la musique pour les autres : nous en faisons pour nous-mêmes.
– Quelle fierté tirez-vous de vos trois compositions personnelles ?
– Eh bien… Elles font partie de la quinzaine que j’ai écrites. Un truc marrant m’est arrivé alors que j’écoutais mes démos sur iTune. J’ai vraiment ressenti à quel point les idées nées à l’époque de « Paper monsters » avaient pu mûrir. C’est excitant, parce que j’avais l’impression de me voir plus ouvert à la vie, àma place dans la vie. De voir aussi
à quel point les conséquences de mes actes menaient le plus souvent à des difficultés, à de la souffrance, particulièrement dans mes relations personnelles. Quand j’ai réécouté ces titres, j’ai perçu la manière dont je me débattais, à l’époque de leur écriture, dans ma relation
avec ma femme, mes enfants… Et combien la souffrance que ça avait entraînée pouvait être
loin aujourd’hui, à cause de cette lutte. J’entendais tout ça dans la musique. C’est comme un nouveau chapitre dans un journal de bord.
– Une fois encore, les textes de « Playing the angel » tournent autour de la souffrance, de la
douleur… Pourquoi cette attirance pour les côtés sombres de l’existence ?
– C’est ce qui arrive quand vous vous battez. La musique vous permet de vous évader de cette lutte. On peut déceler ça dans n’importe quelle discipline artistique. Nous avons toujours perçu Depeche Mode comme un moyen d’exprimer nos sensations, autant sur disque
qu’en concert. Et je pense que c’est ce à quoi le public nous identifie.
– Il y a toujours un petit parfum de religion qui flotte autour de vos titres…
– Pour être honnête, c’est un peu du stéréotype. Mais aucun de nous n’est attiré par une religion en particulier. Les religions nous intéressent, mais ce qui nous intéresse pardessus
tout, Martin et moi en tout cas, c’est la foi. Nous croyons que s’il y a là, quelque part, une force qui prévaut – et je crois qu’il y en a une –, c’est une force qui donne, qui aime, et non pas qui damne.
– C’est comme ça qu’il faut comprendre un morceau comme « John the revelator » ?
– Il est inspiré d’un titre identique de Son House. Un spiritual, blues même, qui parle de la Révélation. Vous savez, les sept anges, les sept trompettes, et chaque fois qu’on souffle dans une trompette, un événement tragique et dévastateur s’abat sur le monde. Nous ne voyons pas les choses ainsi. S’il y a un dieu, c’est un dieu d’amour, et non un dieu qui vous expédie en
enfer pour vos péchés. [Il sourit.]
– Vous parlez de « challenge », de « risques ». C’est plus facile quand un groupe a 25 ans de
carrière ?
– Je pense que c’est de plus en plus difficile. Nous avons tous de fortes personnalités. Quand le groupe se retrouve, il faut les laisser au vestiaire. Quand vous vieillissez, les choses qui vous inspirent personnellement s’accumulent et peuvent parasiter le travail en équipe. Voilà
le challenge. Si vous réussissez, la surprise peut être bonne. ❚
Propos recueillis à Paris par
DIDIER STIERS