Traduction de l'interview de Daniel Miller par Ian Roebuck dans le magazine Loud and Quiet 57 avril 2014. Les fautes d'orthographe sont cadeaux !

Il a créé son propre label en 1978 juste pour sortir son single. Aucun patron de maison de disque n'a fait autant pour la musique électronique que Daniel Miller.

Daniel Miller photo Sonny McCartney (Photo Sonny McCartney)

Si vous allez dîner avec Daniel Miller, renseignez-vous au préalable : « Je refuse de me rendre dans un restaurant qui passe de la musique, vous comprenez bordel ? Un restaurant qui m'oblige à écouter de la musique c'est comme si je forçais un chef à manger ma nourriture. » Dieu soit loué, Mute Records m'invite dans leur joli studio interne pour parler tête à tête avec le fondateur du label et nous nous asseyons en silence. Derrière moi se trouvent quatre claviers parmi les plus renommés du Royaume-Uni. Il y en a qui appartenait à Gary Numan, un autre à Depeche Mode. En face de moi se trouver Miller, tenue vestimentaire parfaite, enlunetté et élégant avec sa voix de bariton qui raisonne dans la pièce. « Il est important pour moi d'avoir un studio proche ou dans l'immeuble pour plusieurs raisons » dit-il. « D'une part pour rapprocher l'artiste et le label. Et d'un point de vue pratique, nous travaillons à l'étage plutôt qu'à l'autre bout de la ville. C'est plus simple pour moi de tendre l'oreille, mais je souhaite également que l'espace soit créatif. » Miller sourit chaudement au moment ou nous allons passer tout cela en revue. « Ça a toujours été de la sorte chez Mute, c'est ma façon de travailler ».

Daniel et Mute ont une méthodologie clairement établie, ce qui n'est pas surprenant pour un label créé en 1978, Et pourtant, Mute reste d'actualité en 2014 et continue à prendre des risques. « Je ne connaissais rien de l'industrie musicale à cette époque, comment tout cela fonctionnait. Le peu que je savais était suffisant, c'est important de garder ce mélange de naïveté et d'innocence autant que possible. » me confie Miller pensif et enthousiaste pendant notre conversation, « J'en sais beaucoup plus aujourd'hui, mais je tente de préserver un peu de cette naïveté et de cet amateurisme, si on peut appeler ça comme ça. Ne pas être une industrie cynique. J'apprends tout le temps, mais en même temps j'essaie de ne pas trop apprendre. »

Il y a 36 ans, Miller ne savait pas grand chose et avec un single qu'il enregistra tout seul sous le pseudonyme The Normal, il entra chez Rough Trade Records, « L'objectif était de leur vendre une caisse de singles » dit-il. Je n'avais aucune idée de ce que était la distribution, j'ai passé le single à Geoff (Travis) dans l'arrière-boutique où se trouvait l'entrepôt et j'étais incapable de savoir si ils avaient aimé. Ensuite ils ont grommelé dans leur coin avant de me dire qu'ils souhaitaient le distribuer... je leur ai demandé ce que ça voulait dire ? » sourit Miller à l'anecdote. « Ils m'ont ensuite demandé combien j'allais en presser, j'ai répondu 500 car c'était le minimum. Ils m'ont dit que je pouvais en vendre 2000 exemplaires et m'ont donné une petite avance sur les ventes, ça c'est vraiment passé de la sorte ».

Ainsi vint au monde Mute, un label aujourd'hui réputé pour être le premier indie. Si il ne se faisait pas si sombre dans cette pièce, j'aurais juré que Daniel rougissait. « Je ne crois pas que nous étions le premier label indie, désolé, on était un de ces labels qui ont commencé grosso modo à la même époque, comme Factory, 4AD, Beggars et Rough Trade. En fait Rough Trade venait de commencer et j'avais acheté le premier single à sortir chez eux : Paris Maquis de Metal Urbain que j'ai beaucoup aimé, un groupe electro punk français dont je me suis inspiré. Je me suis dit, c'est Rough Trade, ils doivent savoir ce qu'ils font, j'ai regardé l'étiquette et la pochette et j'ai simplement copié les informations pratiques. »

Ainsi, le disque RT001 a sans doute été le modèle technique de Miller, mais Daniel a toujours été innovant et Mute Records son miroir créatif. L'expérimentation sonore de son premier disque a accroché ceux qui l'ont écouté. Il explique : « Le premier a avoir entendu le single fut l'ingé son. Je ne révèlerai pas son nom mais il m'a conseillé de ne pas quitter mon travail, ce qui m'allait très bien. Ce gars était un vieux hippie, donc si il pensait cela, ça voulait dire que j'allais dans le bon chemin. Ensuite je me souviens d'un moment clé à l'usine de pressage, toutes ces femmes d'âge mature qui écoutaient des disques toute la journée, un jour du punk rock, le lendemain de la pop. Elles écoutaient seulement pour trouve d'éventuels cracks et pop sur le disque et l'une d'entre elle me confia : c'était intéressant, on n'a jamais rien entendu de tel avant , pour moi un tel commentaire était appréciable. »

En 1978, Miller faisait ses premiers pas de pionnier de la musique électronique et tout le monde y compris Rough Trade pensait qu'ils devait continuer avec Mute. Miller lui n'était pas persuadé et me dit : « Mon but n'était pas de démarrer une maison de disque. Je voulais sortir un disque et puis c'est tout. J'ai passé pas mal de temps a gamberger sur la suite à donner. » La suite fut un artiste dans le même état d'esprit dont le pseudo était Fad Gadget, un projet appelé Silicon Teens et un bruitiste américain qui répondait au nom de NON. Tous étaient précurseurs avant le tournant en 1980 avec l'arrivée de Depeche Mode. « J'ai vu Depeche pour la première fois à la fin de l'année 1980 au Bridge House à Canning Town, et nous avons décidé ce bosser ensemble, de sortir un single rien de plus. » L'excitation et le comportement de Daniel change soudainement quand je lui demande si il a avait vu le potentiel commercial du groupe.

« Non je ne pensais pas pouvoir faire gravir un échelon au label de la sorte, ça ne faisait pas parti du cahier des charges » dit-il. La plus grosse décision à l'époque a été de sortir des albums comme ce fut le cas pour Fad Gagdet. Je me suis dit que Depeche Mode était un groupe étonnant, j'aimais la pop et j'ai tout de suite compris que Depeche faisait de la très bonne pop - de manière peu coutumière pour l'époque sans doute - et ils étaient jeunes mais je ne pouvais pas croire ce ce que j'entendais la première fois que je les ai vu, surtout l'arrangement de leurs chansons. »

Et comment un label indépendant qui apprend sur le tas peut-il adsorber le succès qu'un groupe comme Depeche Mode apporte ? « C'est un grand bon, on réalise qu'on a une responsabilité dans la carrière d'autres personnes et qu'il faut être plus sérieux. En fait j'ai toujours été prudent mais il fallait être sûr que les choses étaient faites correctement. De plus, il n'y avait pas de contrat donc les artistes pouvaient s'en aller quand ils le souhaitaient. Mais ils avaient foi en moi et je voulais faire le meilleur travail possible avec tous les personnes impliquées. C'est ce qui s'est passé avec Depeche. »

Pas de contrats ? Mute Records fut un des premiers labels a travailler sur un partage fifty fifty, un modèle toujours utilisé aujourd'hui par les auto produits et les vrais indés. Miller a le droit d'être fier de son montage favorable aux artistes.

« Franchement les 5 premières années de Mute, je n'ai jamais parlé à un avocat ou à un manager. Les groupes arrivaient et on ne faisait pas de contrat, on avait juste une répartition des profits. Le premier contrat coïncida avec la première fois qu'on a travaillé avec un manager. C'était une nouvelle expérience, c'était tout et j'ai réalisé que cela allait se reproduire par la suite. »

Donc tout va très vite mais les racines de Daniel Miller subsistent. Après avoir produit son premier single sur un enregistreur 4 pistes et avoir travaillé étroitement avec Frank Tovey de Fad Gadget, le boss de Mute devint petit à petit efficace en studio et les artistes exploitèrent cette ressource. « Quand Depeche est arrivé, il en a été de même » se souvient-il. « Je m'étais amélioré dans la programmation des claviers et nous avons continuer à apprendre ensemble. Je les ai aidé avec cet aspect et je me suis retrouvé co-producteur de leurs 5 premiers albums mais aujourd'hui je ne suis plus vraiment dans la production de disque. Ce qui me plait vraiment, c'est la découverte de nouveaux talents, l'Artists and Repertoire et tout ce qui va avec.

Tout au long des années 80, Mute a surfé sur la vague du succès sans effort (avec des groupes comme Depeche Mode, Yazoo et Erasure) et a travaillé avec des labels avant gardistes comme Blast First (maison de Sonic Youth, Big Black et Disosaur Jr). C'est ce système de société en participation qui a aidé Miller à explorer ses vastes goûts musicaux et de travaillé avec un tout nouveau label appelé Rhythm King pour obtenir son premier classement #1 single. «Pendant ma période avec Depeche Mode, j'ai compris qu'il existait un tout nouveau monde de musique que personne n'avait vraiment regardé et écouté. Rhythm King était géré par deux gars à l'époque, James Horrocks et Martin Heath. J'aimais cette musique mais c'étaient eux les experts, voilà la grande différence avec tout ce que j'avais fais avant. Je peux trouver quelque chose bon mais j'ai besoin que quelqu'un me dise si telle chose est légèrement meilleure que telle autre. On a donc commencé ce label sur lequel s'est retrouvé Bomb the Bass. S'Express est devenu numéro 1 puis il y a eu Betty Boo. C'est devenu un label pop, car la dance était pop à l'époque. »

Puis arriva la Britpop, une véritable épreuve pour un label situé à gauche comme Mute.

« La Britpop était totalement étrangère à mes goûts » dit Miller. Elle représentait tout ce pourquoi je n'étais pas entré dans l'industrie musicale, tu comprends ? Pour moi, c'était comme retourner en arrière alors que je ne souhaitais qu'avancer. La presse musicale, la presse généraliste... il n'y avait tout simplement plus de place pour toutes les autres musiques. La nouvelle gauche, la britpop, j'ai détesté tout ça et c'était vraiment une période piège pour nous, en partie parce que je n'avais pas signé beaucoup de groupes et en partie parce que les groupes signés n'entraient pas dans ce moule à la fin des années 90. Si on excepte Depeche Mode qui marchait toujours, on était presque à poil. » L'artillerie arrivera pour sauver la mise en la personne d'un artiste que Daniel avait gardé à ses côtés malgré un album punk que n'avait pas compris son public dance. « Moby arriva et Play va se vendre à 10 millions d'exemplaires. Ça a bien aidé le label... et Moby également. On a pu resté sur nos positions et nos choix, je ne voulais pas tout changer car je trouvais l'actualité musique absolument horrible. Il y a eu des bons morceaux dans les années 90, c'est clair et de bon groupes mais le mouvement Britpop dans son ensemble était vraiment horrible et ne m'intéressait guère. » Les ventes énormes de Play permettent à Mute et à Miller de travailler avec une major pour la première fois. Il connait de longue date le président de EMI Europe et Emmanuel de Buretel et cela aboutira à une prise de commande controversée. « Il voyait Mute comme un morceau d'EMI mais en travaillant de l'extérieur » me confie Daniel. « Je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais il ne voulait pas que notre label soit infecté par EMI. Il souhaitait qu'on apprenne de EMI et que lui apprenne de Mute et qu'on continue ce qu'on faisait dans le passé, c'était un bon accord pour travailler dans un bon environnement. » Miller insista comme d'habitude que son label dispose de son propre studio chez EMI mais ce qui suivit ne faisait pas partie du plan initial. « Chez EMI on nous a placé dans l'espace du service courrier ou quelque chose dans le genre, on avait donc besoin d'espace pour installer notre studio. Un de nos amis qui bosse beaucoup dans les concerts avaient un camion en trop, et je ne sais pas comment ça s'est déroulé, mais on l'a garé sur le parking d'EMI et on a travaillé dedans pendant deux ans. C'était super et EMI l'a également utilisé, ça marchait pour tout le monde même si plein de gens ne savaient pas à quoi ça servait, quand on disait que c'était un studio ils n'y croyaient pas ! » Mute redevient indépendant depuis 2010 et la société ne semble pas plus marquée que cela par cette expérience. « Oui nous somme mieux aujourd'hui » admet Miller. J'ai réalisé en partant que c'était très difficile de faire des choses qui sortaient légèrement de l'ordinaire. Je veux toujours essayer d'emprunter des nouveaux chemins, faire les choses différemment et il y avait tout ce côté administratif dès qu'on souhaitait bouger, ça m'a un peu découragé pour être honnête. Après être parti et en ayant retrouvé la liberté de faire ce que je voulais, j'ai compris que je m'autocensurais, c'est un des pires sentiments qu'on peut éprouver. Aujourd'hui Mute Records a retrouvé son indépendance, possède toujours son propre studio et a gardé son statut de visionnaire. Nous nous levons, nous nous serrons la main et nous nous quittons après que Daniel nous dise qu'il a encore beaucoup de choses à ajouter. Ce que ne m'étonne pas, venant d'un homme qui dirige le label qui a su garder des artistes divins comme Nick Cave tout en ayant su déniché des groupes comme Liars.