A la fin de l’année 1978, Daniel Miller a vu se matérialiser une partie de ses « homeworks » au 16 Decoy Avenue avec le 45 tours The Normal. Au moment où il enregistrait les deux compositions originales que sont Warm Leatherette et TVOD, il travaillait également sur d’autres morceaux, des reprises de vieux standards, pour se faire la main et se familiariser avec son synthé Korg.
Ces reprises, Miller ne compte initialement pas les sortir dans le commerce. Il n’a apparemment rien planifié quant à la suite de son projet et il n’a pas suffisamment d’assurance pour se décider à en faire quelque chose. Comme pour The Normal, c’est à nouveau Rough Trade qui va pousser le discret Miller à sortir ces morceaux du 16 Decoy Avenue avant qu’ils ne prennent la poussière. Sue Donne, qui s’occupait de la vente par correspondance pour Rough Trade, écoute la cover de Memphis Tennessee par Daniel Miller et la trouve intéressante. Ces encouragements vont motiver un Daniel Miller encore peu assuré à prendre le pari de retravailler ses morceaux et à les sortir dans le commerce. Persuadé que The Normal n’était qu’une bonne idée qui a fait son temps, Daniel Miller n’assume toujours pas directement la paternité du son qu’il propose et préfère se retrancher derrière un groupe imaginaire : les Silicon Teens. Qui plus est, il a bien cerné que la musique est à un tournant en cette fin d’années 70 et que les nouveaux venus ont le vent en poupe : « Je me suis dis que si j’étais patron d’EMI à l’heure actuelle, je paierais un million de livres pour un groupe électro pop constitué de deux gars et deux filles. J’en ai donc inventé un ». Il décide donc de faire naître ce groupe d’ados tout droit sorti de son imagination. Et c’est ainsi que sort en août 1979, dix mois après l’épisode The Normal, Memphis Tennessee, le premier single des Silicon Teens, le second de l’histoire de Mute, avec son solo de synthé bon marché en lieu et place de la guitare de Chuck Berry. Miller respecte les musiciens qu’il reprend, mais en tant que guitariste sans espoir autoproclamé, c’est par son Korg qu’il entrevoit le futur.
La promotion va être assurée par John Peel sur les ondes la BBC qui déclare : « Nous avons trois versions de Memphis Tennessee au programme ce soir, la version originale, une version vraiment atroce et une excellente ». John Peel adoube Daniel Miller en passant deux fois dans son émission d’un soir la version « excellente » des Silicon Teens. L’intérêt autour de Mute grandit naturellement et Daniel Miller entretient la blague de potache. Il trouve un nom à chacun des quatre membres de ce groupe fictif composé de Darryl le chanteur, Jacki et Diane deux filles préposées aux claviers et Paul à la batterie électronique. « Le délire est allé assez loin, on a été jusqu’à donner des fausses interviews » se souvient Miller qui s’amuse de la situation. Radio One passe le single « Memphis Tennessee » en rotation et souhaite en effet s’entretenir avec ce nouveau groupe qui déboule de nulle part. Frank Tovey, qui travaille avec Daniel Miller sur le premier disque de Fad Gadget à la même époque, joue le jeu et va être interviewé à la radio. Une certaine Priscilla incarnera Jackie. Les deux ados fictifs sont coachés la veille du passage radio par Daniel Miller toujours en retrait et trop âgé pour jouer l’adolescent boutonneux. Le reste du groupe n’a pu se libérer pour l’interview car l’école passe évidemment avant tout… « C’était vraiment une belle blague » se souvient Daniel Miller qui joue son propre rôle et accompagne le groupe et le comédien Keith Allen, qui incarne Chas Barton, le manager fictif des Silicon Teens. La joyeuse bande rencontre le célèbre DJ Richard Skinner dans l’émission « Round Table ». « Je crois que Richard Skinner a démasqué la supercherie mais il a joué le jeu et décidé de ne rien dévoiler » confessera Miller.
Le premier groupe tout électronique au monde
Avec cet album principalement constitué de reprises de standards des années 50 et 60, Daniel Miller enfonce le clou de la musique électronique, du moins il oriente l’image et le son de Mute dans la direction du tout électronique. « J’aime toujours Chuck Berry et j’écoute aussi du blues. C’est là où la guitare est à sa place, à la fin des années 50 et les années 60. » Il en profite pour caser quelques compositions personnelles qui seront crucifiées par la presse. Sounds ne manquera pas de souligner ce mélange des genres allant jusqu’à parler d’insulte faite au rock. Peu importe en fait pour Miller qui est émoustillé de se retrouver dans les médias et pour qui une mauvaise critique vaut mieux que pas de critique du tout. Et puis, les trois singles et l’album se vendent bien et assurent une manne financière non négligeable à Mute qui va pouvoir signer des groupes et structurer son label encore minuscule. Seul le NME est moins enthousiasmé, se lassant déjà des multiples pseudos de Daniel Miller. « Ils m’ont téléphoné en me demandant agressivement d’avouer que j’étais derrière les Silicon Teens, menaçant de ne pas publier de critique dans le journal. J’ai refusé d’avouer quoi que ce soit, il y a des gens qui n’ont aucun sens de l’humour ! »
Les quatre compositions originales que Miller a glissé dans Music for Parties aux côtés des Chuck Berry, Manfred Mann, The Kinks, The Contours, Chris Montez et autres Buddy Holly, sont des témoignages intéressants de l’aventure Mute qui prend forme : T.V. Playtime poursuit sur le thème de l’obsession télé démarré dans TVOD. Chip 'N' Roll (écrit par un certain Larry Least, un nouvel avatar de Daniel Miller masqué) est un instrumental qui sonne comme du early Depeche Mode léger et naïf période A Broken Frame voire du Yazoo. State of Shock (Pt. 2) est un autre instru plus sombre, qui drague du côté des faces B à venir de Mute ou d’une pop mélancolique à la Robert Rental. Enfin Sun Flight ne jurerait pas sur Speak & Spell ou A Broken Frame.
Cette aimable récréation qui a mal vieilli ne doit pas faire oublier que Daniel Miller, au fil de ses rencontres, envisage désormais de s’investir pleinement dans la musique : Parallèlement à ce clin d’œil que sont les Silicon Teens, Daniel consacre du temps à des artistes à part entière : bye bye les seventies, les eighties commencent et une nouvelle scène a explosé à la suite du décès du punk. Fad Gadget, DAF, Boyd Rice, Depeche Mode et bien d’autres arrivent déjà pour donner un son moins guilleret à Mute.
Tracklisting de Music for Parties
1 Memphis, Tennessee 2 Yesterday Man 3 Do Wah Diddy Diddy 4 T.V. Playtime 5 You Really Got Me 6 Chip 'N' Roll 7 Do You Love Me? 8 Let's Dance 9 Oh, Boy! 10 Sweet Little Sixteen 11 State of Shock (Pt. 2) 12 Just Like Eddie 13 Red River Rock 14 Judy in Disguise (With Glasses) 15 Let's Dance 16 Sun Flight