En 1977, le jeune Daniel Miller revient à Londres après un long périple européen. Il retrouve une capitale anglaise secouée par la vague punk. Même si le son punk ne l’excite pas plus que cela, Daniel Miller entrevoit dans ce mouvement la possibilité de faire de la musique et de la commercialiser. La lecture d’un article de l’hebdomadaire Melody Maker en 1977 sur le groupe punk Desperate Bicycles est l’élément déclencheur qui le fait passer du stade de consommateur de musique à celui de véritable acteur. En lisant l’interview des « Bicycles », le jeune Daniel Miller prend vraiment conscience qu’il est désormais possible pour le commun des mortels de sortir un disque. « Je ne sais même plus si j’avais entendu leurs disques à l’époque. J’avais simplement été contaminé par l’énergie communicative que les Bicycles avaient fait passer dans cet article du Melody Maker expliquant à quel point c’était facile de faire un disque. »

mute_records.jpgMiller décide donc de se lancer dans l’aventure et d’enregistrer son disque à domicile avec les moyens du bord. Pour se faire, il fait des heures supplémentaires pour acheter un Korg 700S d’occasion au début de l’année 1977. Pour compléter sa panoplie de musicien, il s’équipe également d’un magnétophone quatre pistes (TEAC 7 ½). Les premiers morceaux enregistrés par Daniel Miller le sont donc chez lui au 16 Decoy Avenue. TVOD et Warm Leatherette qui verront le jour sur le 45 tours prennent forme dans sa chambre ainsi que plusieurs reprises de standards qu’il utilisera plus tard. Miller n’a pas vraiment d’ambitions démesurées, il est happé par le processus de création de son 45 tours : « L’excitation du test pressing, l’excitation de la pochette, l’excitation du disque achevée, quand on en est là, peu importe si cela se vend ! ».

Warm LeatheretteIl pousse le raisonnement « Do It Yourself » en vogue à la fin des années 70 au maximum : La pochette est également made in Daniel Miller. Il préfère se cacher derrière un nom de scène banal, « The Normal » plutôt que de mettre son nom sur la pochette. « J’aimais le mot normal car beaucoup de gens essayent d’avoir l’air différents alors qu’ils sont en vérité très ordinaires. D’autres semblent ennuyeux et normaux ont pourtant de très bonnes idées. »

Une fois le 45 tours enregistré, « reste » encore à le presser et à le distribuer. Pour Daniel Miller, il n’est pas question de contacter les majors qu’il tient pour responsables du fiasco de la carrière de plusieurs de ses groupes fétiches comme Can, Faust ou encore Klaus Schulze. Persuadé que personne ne s’intéressera à ce 45 tours robotique à souhait, Daniel Miller compte presser modestement 500 exemplaires du simple sans se douter que quelques années plus tard, des dizaines de milliers d’exemplaires se seront vendus sur le territoire anglais. Car les choses vont s’enchaîner très rapidement pour Daniel Miller qui entre dans un magasin Rough Shop avec son disque sous le bras. « J’ai apporté le test pressing chez Rough Trade et ils ont tout simplement adoré. Ils m’ont aidé à presser 2000 exemplaires supplémentaires. J’étais abasourdi. Je ne connaissais personne dans le business de la musique mais j’avais entendu des gens de Rough Trade qui avaient la réputation d’être très cools ».

« Comme je n’avais pas de bureau, ils m’avaient proposé de donner leur adresse pour recevoir les disques sortis de l’usine de pressage. Je faisais également partir mes envois depuis leurs locaux ». Nul doute que Rough Trade aura une grande influence sur la carrière de Daniel Miller. Si son 45 tours n’a été « que » distribué par les magasins Rough Trade et ne fait pas partie du catalogue en temps que tel, Miller s’appuie sur la logistique mise à sa disposition et ne manque pas de côtoyer artistes et dirigeants du label nouveau et innovant fondé par Geoff Travis.

TVOD - Warm Leatherette novembre 1978

Le single de « The Normal » sort dans le commerce en novembre 1978. Mute vient de naître, même si le label reste virtuel. Car si le nom de Mute apparaît donc pour la première fois au verso de la pochette du 45 tours – « Ceci est un disque muet » peut-on lire - il s’agit encore essentiellement de l’aventure d’un seul homme. Daniel Miller ne sait pas qu’il vient de trouver un nom et un logo qui influenceront le petite monde de la musique électronique anglaise. Le choix du nom semble ne pas revêtir de signification particulière. « C’était juste un mot dont j’aimais le son » dit Miller qui était pressé par d’autres impératifs dans ce projet à part entière et choisit Mute dans une liste d’une dizaine de noms pour sa maison de disque imaginaire. Il fallait choisir un nom, rapidement, et l’imprimer au dos de la pochette.

En face A, sous des allures de courte balade à la mélodie entraînante, T.V.O.D. et sa batterie électronique tranchante raconte l’inquiétante histoire d’un gars qui semble prendre un plaisir malsain à rester des heures planté devant sa télévision jusqu’à l’overdose fatale. Pourquoi passer des heures coincé devant l’écran quand on peut se planter le câble de l’antenne dans une veine ? I just stick the aerial into my veins dit la ligne jeu de mot car aerial veut dire antenne mais également imaginaire.

En face AA, Warm Leatherette se veut encore plus sombre et implacable. La mélodie guillerette de T.V.O.D. s’est transformée pour devenir froide à souhait, sentiment renforcé par la voix monocorde d’un Daniel Miller qui crache et répète son texte plus qu’il ne le chante. La face B, dans le même esprit science-fiction et anticipation que T.V.O.D, est directement inspirée du roman « Crash ! » de James Graham Ballard. Ballard est un écrivain anglais qui va connaître le succès avec ce roman publié en 1973. Le livre raconte l’histoire d’un personnage fasciné par la sexualité des accidents de voitures. Ballard dépeint un monde moderne fait de béton où la voiture et les moyens de transport sont omniprésents. Daniel Miller singe au maximum le style ballardien, empruntant des paroles à l’auteur de Crash et usant tout au long du morceau d’un style glacial et détaché pour narrer l’action : Il décrit froidement deux personnes en train de faire l’amour dans l'urgence pendant que leur voiture accidentée crame à vitesse grand V. Warm Leatherette est une allusion à la banquette en similicuir de la voiture qui a tendance à se mélanger à la chair humaine pendant que l’incendie de la voiture accidentée avance et que les protagonistes font l'amour. Comme le bouquin de Ballard, Daniel Miller a l'air se demander pourquoi la société accepte une telle perversité technologique ? Le côté répétitif de la musique et la voix monocorde de Miller semblant être un exercice de style pour traduire la prose de J.G. Ballard musicalement.

La presse spécialisée apprécie le single. Jane Suck, une journaliste freelance qui écrit pour l’hebdomadaire Sounds et a traîné ses guêtres avec Siouxsie et les Sex Pistols se procure le simple chez Rough Trade et s’enthousiasme dans une chronique où elle présente à ses lecteurs « le single du siècle » accompagné d’une photo du test pressing. Daniel Miller est estomaqué et n’est pas au bout de ses surprises : le single commence à se vendre raisonnablement, les critiques sont plutôt bonnes et le feedback européen où Rough Trade a commencé à s’implanter est plutôt positif.

Outre-Atlantique, le single passe inaperçu à l’exception des « College Radios » et d’une minorité de spécialistes. Miller remarque rapidement que le fait d’avoir mis son adresse au verso du single lui assure de recevoir très rapidement des démos et cassettes d’artistes en herbe semblant penser que Mute est bel et bien un label à part entière. « En sortant un disque, je suis devenu une maison de disque. J’ai rencontré des français qui voulaient sortir le single sur leur sol, Seymour Stein de Sire voulait en faire autant aux Etats-Unis. » Quelques mois après la sortie de son single, Daniel Miller se retrouve embarqué presque sans le vouloir dans une extraordinaire aventure. L’histoire de Mute peut débuter.

En 1980, Warm Leatherette sera repris par Grace Jones qui intitulera carrément son album du nom de la chanson.