Quels sont les grands noms qui ont donné ses lettres de noblesse au genre documentaire ? Robert J. Flaherty, Jean Rouch, Alain Resnais et ses courts-métrages, Chris Marker, Marcel Ophuls, Frederic Wiseman, ou plus récemment Michael Moore. Et Don Alan Pennebaker, donc, qui dans les années 60 fut le co-initiateur des techniques du cinéma direct. En France, on parle alors de cinéma vérité. Pas de voix-off, pas de formatage chez “Penny” qui laisse la parole à l'image brute. Les acteurs ne jouent pas de rôle, si ce n'est celui de leur vie à un moment donné. Ils ne peuvent pas tricher devant la caméra, il n'y a pas de scénario écrit à l'avance, pas de dialogues à apprendre par cœur. Pennebaker et ses cameramen filment selon les méthodes de l'école américaine du cinéma, c'est-à-dire sans piper mot et en laissant la parole à l'image brute. Souvent caméra au point. On parle d'un genre de documentaire que le grand public ignore. Il ne s'agit pas des documentaires destinés au grand public et formatés pour passer sur 52 minutes à la télévision aux heures de grande écoute.

Jack KerouacD.A. Pennebaker n'en n'est pas à son coup d'essai lorsqu'il tourne 101. Il est déjà une référence grâce à deux documents mythiques : Monterey Pop et Don't Look Back qui sont à juste titre considérés comme des chefs d'œuvre du cinéma musical. Son œuvre est marquée par l'explosion du mouvement américain “Beat”. Sur la route de Jack Kerouac est le livre clé de cette beat generation et donc des beatniks. Kerouac y décrit plusieurs traversées des Etats-Unis en voiture au cours des années 50 : le lecteur découvre une Amérique marginale, remplie de drogues et d'alcools forts. Bien loin du portrait de l'Amérique light qui descend de la Bud. On peut dire qu'avec ce livre phare, Kerouac a carrément inspiré le genre du road movie. Pennebaker, interrogé au sujet de Don't Look Back insistait sur le fait que ce livre était culte pour toute une génération. Comme le signalait Pennebaker, c'était un bouquin phare d’une époque. Sur la route a eu l'effet de faire traverser les Etats-Unis d'est en ouest à bon nombre de lecteurs, en particulier dans les années 60. Pennebaker est de ceux là, influencé par ce mouvement dont Kerouac est le père. A ce titre, peut-on dire que Depeche Mode 101 est un véritable road movie ? Oui, si on prend en compte que cette tournée américaine est un vrai périple qui s'achève à Los Angeles. On y retrouve des lieux commun au road movie : Les camions, bus et autres moyens de locomotion, l'omniprésence des highways US, les stations essence, la parole souvent donnée au chauffeur de bus qui n'a pourtant pas grand chose à dire… Les exemples ne manquent pas. De même, l'utilisation quasi permanente du morceau Route 66 n'est pas fortuite et vient renforcer ce côté trip. En ce sens, la vie d'un rocker est souvent une vie nomade, sur la route.

On reconnaît d'autres thèmes chers à Kerouac dans 101 : moments d'euphorie, mais aussi passages à vide. En revanche, les beatniks, adolescents américains aux cheveux longs et nus-pieds, trouvant des extases mystiques au fond de piaules grouillantes de cancrelats ne sont plus là. Est-ce pour cela que Pennebaker insiste lourdement sur les kids américains qui suivent la tournée US de Depeche Mode ? Car on ne peut pas considérer que l'explication consistant à dire que ces gamins sont représentatifs de la génération DM est plausible.

Dans une interview datant de 1998, Pennebaker avoue avoir été fasciné par le public qui assistait au concert de Depeche Mode. Il le trouve exclusif, dans le sens où de nombreux fans ne vont qu'au concert de Depeche Mode et d'aucun autre artiste. De ce fait, sa caméra insiste lourdement sur la petite troupe engagée pour l'occasion. Trop ? Pennebaker ne le pense pas et s'en explique dans la magazine anglais Word (n°9, octobre 2003) : Il voit en Depeche Mode “quatre garçons sympas, mais qui n'ont pas un caractère extraordinaire”. C'est donc pourquoi “nous avons remplis un car de fans pour retenir l'attention des gens. Et cela a marché (…)."

Don Alann Pennebaker lors d'un passage à la Cité de la Musique - ParisL'œuvre de Pennebaker va être également largement influencée par Robert J. Flaherty et plus précisément par le film Nanouk l'esquimau. Ce que Pennebaker va trouver fantastique dans ce film, c'est que Flaherty montre la vie d'un esquimau à un instant bien précis. Plus tard, quand il filmera Dylan ou Depeche Mode, il n'essaiera pas de dépeindre des portraits mais juste de présenter une éphémère réalité du moment. Et c'est une des forces de Pennebaker : Dans 101, il n'essaye pas de faire un historique du groupe ou de présenter chaque membre individuellement pour savoir qui fait quoi. Le portrait que dresse D.A. Pennebaker d'un Dylan ou de Depeche Mode n'est pas toujours flatteur mais il a le mérite de nous faire découvrir un univers que nous ne connaissons pas. L'envers du décor. En même temps que Pennebaker découvre un groupe qu'il ne connaît pas du tout, les fans de l'artiste découvrent ce qu'il y a derrière la façade officielle de Depeche Mode.

On est à des années lumières des portraits propres et lisses des artistes. Généralement, l'image d'une pop star est complètement contrôlée par le photographe officiel, les clips promotionnels, etc. Le cinéma vérité de Pennebaker est en complète rupture avec cette image que les musiciens de rock vont s'efforcer de donner d'eux au fil du temps (Ainsi, Bowie ou Madonna sont passés maîtres dans l’art de contrôler leur image dans les médias). Pennebaker est l'anti-Corbijn. Le néerlandais est un ami du groupe qui travaille au service de Depeche Mode. Il est embauché dans un but bien précis : contribuer à véhiculer une identité visuelle qui vient compléter la musique du groupe. A la différence d'Anton, Don Alan pose son regard sur l'artiste à un moment donné. On ne refait pas la scène. On ne joue pas. On est devant la caméra. Point. Dans 101, Dave, Alan, Fletch et Martin ne répondent pas à des questions que Pennebaker poserait pour réaliser son film. La seule scène du film qui n'est pas vraiment naturelle, mais qui n'en demeure pas moins intéressante, est celle où Alan donne une leçon magistrale de claviériste devant la caméra.

En dehors de ça, les caméras de l'équipe Pennebaker filment le groupe et toute sa clique comme si rien n'était. La caméra dévoile des aspects alors méconnus du groupe : Un Martin Gore complètement “guitarisé” qui ne peut se passer de son instrument, à une époque où Depeche Mode les utilise encore de façon plus que discrète. On voit aussi comment le groupe vit lorsqu'il n'est pas sur scène : Martin et Fletch semblent ne jamais se quitter et former un groupe dans le groupe (ils passent leur temps ensemble de la station de radio au magasin de guitare en passant par une partie de cartes en altitude). Est-ce que, d'une certaine façon, Pennebaker ne montre pas des fissures dans les relations entre les différents membres de cette association ? David Gahan semble être assez tendu par moment, disant un jour qu'il était plus heureux lorsqu'il travaillait au supermarché ou riant à moitié sur la possibilité de tuer un membre du groupe. La caméra s'avère par moment cruelle avec le même Dave qui enfonce quelques portes ouvertes (“nous avons tous nos propres personnalités”) ou répond parfois benoîtement à certaines questions. Andy Franks dans 101Pennebaker montre aussi avec talent que Depeche Mode ne se résume pas à quatre personnes mais que certains personnages clés font également le succès du groupe. Andy Franks, tour manager qui fait aussi office de mère poule pour popstars infantilisées (“tout le monde a fait son pipi les enfants ?”) et de gardien du son est omniprésent et explose littéralement devant la caméra. Jonathan Kessler n'est pas encore le manager en titre du groupe mais il parle ouvertement des recettes colossales générées par le concert du Rose Bowl. Son rôle de comptable calculateur est délicieux. Ces moments ne sont pas anecdotiques et montrent les multiples facettes de l'énorme machine qu'est déjà Depeche Mode. Pennebaker nous aide à réaliser qu’un concert ne se résume pas à une vingtaine de chansons et à quatre gars qui entrent sur scène sous les vivas de la foule en délire. Il faut saluer le courage du groupe qui a laissé le champ libre à D.A Pennebaker et à ses acolytes pour filmer tous ces à côtés. Le résultat est très enrichissant et Depeche sortira grandi de cette collaboration.

La filmographie de D.A. Pennebaker