Depeche Mode periode Speak & SpellCe qui me plaît dans Speak & Spell, c'est un peu ce qui a de suite plu à Daniel Miller chez Depeche Mode, “c'est la simplicité, la pureté de leurs chansons et le manque de prétention avec lequel ils les présentaient. Par ailleurs, ils étaient jeunes, ils utilisaient des synthétiseurs. Voilà qui était le bienvenu.” A notre époque, apprécier Speak & Spell, c'est aussi connaître le contexte dans lequel le groupe en a accouché, comprendre tous les éléments qui ont contribué de près ou de loin à sa composition.

Une nouvelle vie ?
Comme ont pu l'évoquer les pseudo-spécialistes de l'époque, cette soi-disant techno-pop gentillette est en fait le reflet d'une période bien particulière pour le groupe. Martin trouvait “les guitares plutôt ennuyeuses. Quoique vous fassiez, vous obtenez tout le temps le même son”. Les membres sont donc partagés entre le fait d'investir ou non dans du matériel électronique, de quitter ou non leur emploi respectif, de rester dans l'amateurisme ou bien d'en faire leur profession. Dans ce sens, c'est le point de vue économique qui primera lors de l'achat de nouvelles machines.

En ce début de carrière, les futurs membres du groupe ne sont donc pas très fortunés : chacun va tour à tour s'équiper de matériel bon marché. Par exemple, Vince Clarke fait très tôt l'acquisition d'une boîte à rythmes, probablement la BOSS Dr.Rhythm DR-55, un modèle très basique et néanmoins très efficace. Martin Gore aussi s'est rapidement équipé d'un synthé MOOG, mais ne pouvant faire les frais d'un MiniMOOG, opte pour le modèle le plus abordable, le MOOG Prodigy. Le mythe du MiniMOOG sur Speak & Spell vient de tomber !

Vince ClarkeTrès tôt, Clarke avait déjà été touché par le potentiel des machines. Après un concert de Norman And The Worms où il était dans l'assistance, il déclara : “Martin est arrivé avec un nouveau synthétiseur, le Prodigy, qui je pense était remarquable. C'est un instrument qui n'avait pas besoin de son propre ampli, vous deviez juste le brancher à une sono.” Par la suite, l'achat d'un autre appareil fut également dicté par des impératifs financiers : le YAMAHA CS-5, un des synthés bas de gamme de la marque japonaise. Ce modèle va être très utilisé sur l'album à venir. Sorti en 1983, le mythe du YAMAHA DX7 sur Speak & Spell vient également de tomber !! Ce concept va faire consciemment ou inconsciemment la force du groupe. D'abord la portabilité des instruments, les synthés les moins chers étant également les plus portatifs. Martin : “Quand nous nous sommes débarrassés de nos guitares, c'était principalement parce que nous n'avions pas de moyen de transport à l'époque. Nous avons dû mettre à contribution un de nos amis pour nous prendre dans un fourgon et il était très difficile de se mettre en contact avec lui tout le temps. C'était beaucoup plus facile pour nous de juste jouer du synthé, parce qu'ils sont très portatifs. Partout où nous avons joué, nous sommes juste arrivés avec nos synthés dans des valises, nous avons loué une sono et joué.”

Ensuite, leur double emploi, les synthés se révélant aussi à l'aise en live qu'en studio. Enfin, le plus important, la simplicité de leurs claviers va dicter la simplicité et la puissance de leurs compositions. Daniel Miller parle d'un “son très sommaire, limité par des contraintes matérielles et financières. Ces restrictions faisaient leur force.” Au sein de Composition Of Sound, futur Depeche Mode avec l'arrivée de Gahan, Clarke et Gore s'attèlent à composer sur YAMAHA et MOOG. Quand Fletcher décide d'acheter à son tour un synthétiseur, sur scène le groupe devient pour la première fois 100% électronique.

La formation ainsi rebaptisée va tourner de mai à juillet 1980, puis va effectuer l'enregistrement de la démo de Photographic. Gore a acheté le MOOG mais c'est Fletch qui en hérite sur scène. La répartition est la suivante : Martin joue du YAMAHA CS-5, Andy est au MOOG Prodigy et Vince utilise soit un KAWAI 100F, soit un ROLAND Jupiter-4. En plateau, le groupe est tantôt branché (comme le “Off The Record” de décembre 1981), et le reste du temps joue playback (comme le “Top Of The Pops” de juin 1981). La plupart du temps, un magnétophone ReVox A77 est utilisé dans le fond de la scène, chargé de produire le groove aux musiciens. Côté micro, le groupe ne prend pas de risque et choisit les réputés SHURE SM57.

Studieux en studio
En novembre 1980, le groupe part enregistrer à nouveau Photographic, mais pour les besoins du Some Bizarre Album, cette fois-ci. C'est la première fois que les membres vont travailler en studio. Miller décrit sommairement le matériel utilisé dans les studios Stage One : hormis le Prodigy, le CS-5 et le KAWAI 100F, il offre au groupe la possibilité d'utiliser son ARP 2600. Clarke va être véritablement impressionné par cette machine, qui sera largement utilisé sur Photographic, Dreaming Of Me et Ice Machine. Hormis les nappes, ce synthé va être également mis à profit pour la composition du rythme : la grosse caisse est issue de l'ARP, alors que caisse claire et cymbales proviennent de la boîte à rythme KORG KR-55. Synthé semi-modulaire et encombrant, l'ARP ne sera utilisé qu'en studio. En décembre 1980, Depeche Mode investit pour la première fois les Blackwing Studios, pour enregistrer Dreaming Of Me et Ice Machine. Gore et Fletcher partagent leurs emplois du temps entre boulot la journée et enregistrement le soir. Mais le jeu en vaut la chandelle : fin janvier, Some Bizarre Album va sortir, suivi trois semaines après par le premier single, Dreaming Of Me.” Au Blackwing Studios, le groupe va apprendre à travailler avec Eric Radcliffe et John Fryer, entourés de Daniel Miller. Ce dernier déclare alors posséder la même philosophie que le groupe, parle de sa conception minimaliste du son, de la recherche constante de la simplicité et de l'accessibilité, au travers de la monophonie des machines.

En mai 1981, Richard Skinner, animateur sur Radio One et fervent défenseur du groupe, leur suggère d'enregistrer une mini-session de 4 titres. Celle-ci sera diffusée le 11 juin dans l'émission Evening Show. A l'écoute de Boys Say Go ! et des 3 autres titres, performance enregistrée le même jour, l'auditeur peut remarquer une nouvelle orchestration, différente des versions connues jusque là. Il semblerait en effet que le groupe ait utilisé le ROLAND SH-1, ce qui expliquerait les sonorités particulières de cette session.

New Life sort en juin 1981 et propulse bientôt le groupe dans une nouvelle dimension encore jamais atteinte. Dès lors, Martin et Andy tournent définitivement la page à leur boulot, début juillet, les deux activités étant devenues incompatibles en terme d'emploi du temps. En août 1981, le groupe procède à l'enregistrement studio de Just Can't Get Enough, troisième single du nom. En septembre 1981, tous les membres du groupe sont donc prêts à entrer de nouveau en studio. Mais cette fois-ci, la tâche est plus relevée que les précédentes incursions studio : il s'agit d'enregistrer le premier album du groupe. La pression commence à se faire sentir, la formation étant très attendue après le carton effectué par Just Can't Get Enough, sorti le même mois.

L'enregistrement de Speak & Spell
Andrew FletcherClarke et les siens n'ont pas encore totalisé beaucoup d'heures d'enregistrement, mais on peut déjà leur trouver des allures de “bête” de studio. En effet, avec Speak & Spell, le groupe va totaliser pas moins de 4 versions studio de Photographic (démo, Some Bizarre Album, Richard Skinner's Evening Show et Speak & Spell). Pour tous, entrer en studio, c'est l'occasion d'apprendre à utiliser simultanément boîtes à rythmes, synthétiseurs et séquenceur. C'est avant tout de réussir à se familiariser avec les méthodes d'enregistrement, de dompter la technique, d'apprendre et de progresser. Martin, interrogé par exemple sur la composition des rythmes, déclare : “C'est difficile pour nous de répondre au fait de savoir ce qu'on obtient d'une boîte à rythme par rapport à un vrai batteur, parce que nous n'avons jamais employé de batteur. Même quand nous n'étions qu'un guitariste et un bassiste, nous avons employé une petite boîte à rythme. Cependant, nous ne nous sommes jamais senti limités par cela.”

Elément clé et dénominateur commun de toutes les compositions de l'époque, le rythme et la basse vont largement mettre à contribution les machines. Les sons de basse du MOOG Prodigy vont être très utilisés sur Photographic, Dreaming of Me, New Life et Just Can't Get Enough. En ce qui concerne les autres sons, les apports mélodiques, YAMAHA CS-5 et ROLAND Jupiter-4 seront parfait dans cet exercice. Clarke n'a pas d'idée prédéfinie de ce que devra être le son de telle ou telle mélodie, de la façon dont cela va sonner. Le style est “synthétique”, c'est le but recherché, et Martin se défend déjà d'éventuelles assimilations à des sonorités classiques : “Nous ne faisons pas de tentatives conscientes d'imiter des sons d'instruments réels, mais souvent les sons que nous cherchons se rapprochent beaucoup des instruments conventionnels. Ils ne pourraient pas être des répliques parfaites, mais ils sonnent très proches des originaux.”

Le plus difficile reste à venir : synchroniser, harmoniser, donner du corps à l'ensemble, faire vivre les éléments malgré leurs origines artificielles et figées. L'utilisation d'un séquenceur va s'avérer déterminante : pour arriver à la séquence finale, ultime, maîtriser l'outil est devenu impératif. C'est Clarke qui encore une fois s'attèle à la tâche. Miller possède un séquenceur avec son ARP 2600, mais c'est le ROLAND MC-4 qui va être employé pour l'enregistrement de Speak & Spell. Martin s'explique sur l'art délicat de l'enregistrement : “Quand vous employez des séquenceurs, vous n'avez pas vraiment besoin de beaucoup de techniques dans le jeu. Mais vous avez toujours besoin d'une sorte de savoir-faire, de connaissance musicale pour savoir ce qui sonne bien. Quand une note semble fausse, vous devez savoir comment la changer en conséquence. Quand les gens vous disent qu'il suffit juste de faire tourner un séquenceur, ce n'est pas si simple que ça.”

Alan Wilder lui-même revient sur le choix du séquenceur pour Speak & Spell : “Pour le premier album du groupe, le ROLAND MC-4 a été employé pour piloter les synthés. En fait, comme système de synchronisation, le Control Voltage marche toujours mieux avec du matériel analogique que le MIDI.” Vince et ses collègues ont donc réussi à surmonter la difficulté de l'enregistrement d'un premier album, en réussissant à orienter la technique dans le sens musical vers lequel ils avaient toujours voulu aller. Futur ennemi déclaré du MIDI et de ses fameux retards, Clarke est aujourd'hui l'un des plus grands adeptes du ROLAND MC-4, au point où il a souvent refusé des modèles utilisant la norme MIDI.

Beam myself into the future
L'album sort en octobre 1981. Très cohérent, certaines critiques le taxent souvent de réjouissant, gai, léger ou encore sirupeux. Le style est concis, les mélodies toujours pures et enjouées, les basses sobres et les rythmes linéaires et abordables : en un mot, accessible. Le groupe nomme cet album Speak & Spell. Certains voient un clin d'oeil fait à l'appareil sorti par TEXAS INSTRUMENT, soulignant qu'aujourd'hui même la voix peut être un produit de synthèse, que l'avenir sera inévitablement électronique. D'autres pensent plutôt à un hommage fait au groupe Kraftwerk, qui en mai 1981, 5 mois avant la sortie de Speak & Spell, sort Computer World. En fait, Kraftwerk a toujours été une référence pour le groupe, et Computer World, qui en 1981 possède déjà presque le son de Violator, est infesté de paroles et mélodies toutes droit sorties du TEXAS INSTRUMENT Speak & Spell.