Après s'être posé des questions métaphysiques dans le précédent article, comme “Ont-ils utilisé le MiniKorg 700s de Miller sur Speak & Spell ?”, intéressons-nous maintenant à une des périodes clés de l'histoire du groupe. Ayant vécu le niveau zéro de la musique électronique (synthés analogiques, monophoniques et non MIDI), Depeche Mode entre, avec le départ de Clarke, dans une période charnière, aussi bien au niveau existentiel que technologique.

Partir en silence
Le 12 décembre 1981, en plein triomphe du premier album Speak & Spell, un communiqué officiel annonce le départ de Vince Clarke. Cette fin d'année va sonner comme une période de flottement, et les rumeurs vont bons trains : le groupe ne survivra pas à un tel choc. C'est donc une épreuve test qui attend les trois membres restants : vont-ils être capables de gérer cette situation, de remplacer Clarke tant à la composition qu'à son rôle sur scène ? Ses talents de créateur de sons et de mélodies, de bidouilleur de machines et d'esthète du séquenceur lui conférait une place d'homme-orchestre au sein de la formation. Deux solutions s'offrent à eux maintenant : tout arrêter ou rebondir.

Il va falloir d'abord trouver un remplaçant de l'homme à tout faire, au moins au niveau de la scène : une annonce est donc publiée dans Melody Maker. C'est Alan Wilder, impressionnant lors de l'audition, qui s'impose comme nouveau quatrième membre. “A l'époque de mon audition, Martin utilisait un petit Yamaha CS5, et Fletch un Moog Source.” déclare-t-il en découvrant dès son arrivée l'ampleur de la chose : “Avant Depeche Mode, ma configuration idéal était un Hammond C3, un MiniMoog et un grand piano Fender Rhodes. La config de Rick Wakeman en quelques sortes. Quand j'ai rejoint le groupe, ce fut un peu le choc, car à cette époque, ils utilisaient trois des plus petits synthés que l'on pouvait trouver sur le marché.”

Avec le succès commercial du premier album, il était maintenant financièrement possible d'investir dans de nouvelles machines, ce qui va amener Wilder à hériter des anciens modèles : “On m'a donné un Moog Prodigy. On jouait tous des riffs note à note, et je dois admettre que je me sentais un peu nu avec pas plus de clavier autour de moi.” Au niveau de la composition, Martin Gore va légitimement reprendre le flambeau, presque par défaut. En effet, ni Gahan, ni Fletcher ne sont capables de reprendre ce rôle de création, alors que Wilder ne sera même pas convié à suivre le groupe en studio. Il est considéré comme en période d'essai, son rôle sera principalement de combler, avec le départ de Clarke, le vide laissé sur scène, en concert.

Daniel Miller s'explique sur l'intronisation de Gore : “Je savais que Martin pouvait écrire des chansons. Cependant, c'était vraiment différent quand Clarke est parti. Vince a été le leader du groupe. Ils étaient ensemble pour répéter autour des démos. Après cela, je me suis senti plus concerné à garder le groupe motivé, car je savais que Martin avait des compos.” Gore va donc devenir musicalement l'épine dorsale du groupe. Celui-ci a une manière différente de voir les choses, sa conception du processus musical et son approche de la composition sont vraiment différentes de son prédécesseur : “Vince avait toujours une idée claire de ce que devait être une chanson, alors que les titres que Martin présentait étaient d'un incroyable dépouillement” déclare Miller. “Souvent juste un Casio, une voix et un tapement de pied! Aucun de nous n'avait particulièrement une idée précise de ce que ses titres pourraient donner. Nous partions souvent de rien. Alors j'ai commencé à devoir mettre beaucoup plus de sons et d'arrangements. J'essayais d'être original le plus possible.” Gore est également conscient qu'en endossant ce nouveau rôle, une évolution musicale du groupe est en cours : “Mon style a changé depuis que j'ai commencé à écrire plus sérieusement. C'est moins pop. Et puis Vince était plus intéressé par le flot des mots et les rimes que par le sens. Je fais beaucoup attention à ce que je dis. Si j'ai une bonne compo et que je n'aime pas les paroles, je laisse tomber le titre.”

Vous voir en tournée
Fin 1981, il est temps pour le groupe d'entrer aux studios Blackwing, afin de conjurer le sort et d'enregistrer leur quatrième single, See You. C'est le premier test grandeur nature pour Gore, qui ressort pour l'occasion See You, une composition datant apparemment de l'époque de Norman and The Worms. Celle-ci va alors représenter le support d'une mini-tournée appelée judicieusement le See You Tour. Alan Wilder est présenté pour la première fois sur la scène du Crocs Glamour Club, à Rayleigh, en janvier 1982. C'est symboliquement très fort car cela constitue un nouveau départ pour la formation ainsi remodelée.

Wilder revient sur le rôle de Miller : “Sur cette tournée, Daniel était très impliqué. Il a créé pas mal de sons analogiques sur Speak & Spell, puis ces sons ont été dupliqués sur bande pour la tournée. S'ils devaient être sur le clavier, Daniel les programmait. Nous répétions à Blackwing, où nous avons configuré les bandes 4 pistes. Deux amplis de sono nous faisant face, nous avons démarré les backing tapes et jouions des trois claviers. Martin était le seul qui me disait quelles parties je devais jouer. C'était ‘Vince jouait cette piste donc tu feras plutôt celle-là'. C'était vraiment tout ce que j'ai fait sur la première tournée”. Comme prévu, c'est bel et bien un remplacement pur et dur de Clarke aux claviers.

La tournée 1982 va plutôt prendre l'apparence d'une tournée des clubs. Elle va indirectement conditionner l'âge moyen des personnes se rendant à leur représentation, les clubs étant la plupart du temps interdits aux mineurs. Une partie de leur public se retrouve alors frustrée. Pour parer à cela, le groupe va décider, dans l'entame de la deuxième manche, de se produire le plus possible dans de véritables salles de concert, accessibles à tous. Après le passage du groupe au festival Rock Ola en mars 1982, en Espagne, et avant d'entamer une ambitieuse manche européenne qui les mènera en Suède, en Allemagne, en Hollande, en France et en Belgique, Depeche Mode passe de nouveau deux semaines en studio, toujours sans Wilder. Fort du succès anglais du See You Tour, le trio trouve le temps d'enregistrer The Meaning Of Love, nouveau single à suivre.

Puis rebelotte, le groupe passe le mois de mai 1982 aux Etats-Unis, et entre encore une fois aux Blackwing Studios, mi-juillet, pour finaliser Leave In Silence et enregistrer le deuxième album. Le trio est de nouveau aidé de l'autre trio, Miller/Fryer/Radcliffe. Pour Gahan, ce single prévu pour sortir le 16 août, va on ne peut mieux annoncer l'album à suivre : “C'est une sorte de résumé du deuxième album entier. Plutôt que de continuer à faire ces chansons pops aériennes, nous avons décidé d'expérimenter. Martin peut écrire des titres pops, mais nous voulions essayer quelque chose de totalement différent, juste pour voir si nous pouvions”. Le groupe semble attacher une importance particulière à ce titre, qui est censé rompre définitivement avec le style attendu : “Vous ne pouvez pas juste continuer à sortir des titres tous les trois mois et obtenir des hits avec quelque chose d'entraînant. Leave In Silence était un risque car ce n'était pas entraînant. Vous devez l'écouter quatre ou cinq fois avant de pouvoir entrer dedans.”

L'enregistrement de A Broken Frame
Pour marquer plus encore ce changement, Gore fait l'acquisition d'un nouveau monstre, aussi bien en terme de capacité que de prix : le PPG Wave 2. Cette machine de fabrication allemande est le petit bijou sur lequel le nouveau compositeur veut faire reposer les bases de l'album à venir : “C'est un synthé unique ! Il n'y a pas d'autres machines capables de créer des sons comme lui. Le son est très propre, il peut faire de bons cuivres et des choeurs. Et je trouve qu'il est facile à utiliser. Vous obtenez un son en utilisant le pavé numérique et puis vous le modifiez avec les autres contrôles analogiques. Il peut jouer 8 notes à la fois et il y a un séquenceur intégré.”

Mais la musique électronique n'est pas une mince affaire : à nouvelle ère, nouveaux problèmes. Hormis les pannes de claviers, de sono, l'arrêt des bandes en concert (alors qu'une batterie tombe rarement en panne !), Gore et Radcliffe se retrouvent donc de nouveau confrontés aux problèmes de compatibilité entre machines de l'époque. Nous nous situons à une période intermédiaire entre le Control Voltage et l'invention du MIDI. Malgré l'outil incroyablement utile que peut représenter le séquenceur Roland MC-4, choix définitif de Clarke en 1981, les ingénieurs studio sont confrontés à un problème récurrent : les différents constructeurs du marché n'adhèrent pas aux mêmes standards en terme d'interfaçage et de connectivité.

Le PPG utilisant une interface propriétaire et ne pouvant par conséquent pas être piloté directement par le MC-4, les protagonistes vont alors faire preuve d'ingéniosité. Gore explique : “Nous utilisons le PPG en studio pour jouer les séquences. Danny a un vieux Roland SH-1 où chaque touche a un numéro écrit dessus en rouge. C'est le numéro que vous entrez dans le MC-4 pour obtenir cette note. C'est utile car je peux le prendre chez moi et travailler sur un titre, puis le ramener au studio et le rejouer. Le problème est que cela ne marchait pas avec le PPG.” Côté rythme, l'évolution est également assez importante. Andrew Fletcher : “Il y a beaucoup de percussion sur notre nouvel album, beaucoup de choses, mais rien que vous pouvez réellement appeler un instrument.” Et Gahan de rétorquer : “Il y a un saxophone (Shouldn't Have Done That), mais qui ressemble à un éléphant !”. Un des objectifs était de ne pas reproduire les rythmes la plupart du temps binaires du premier album, et renouveler les sonorités rythmiques. L'originalité était le mot d'ordre, même si l'on ressent encore à l'écoute la grosseur et la rondeur des sons analogiques.

Daniel Miller : “Les deux premiers albums furent créés avec du matériel analogique, bien qu'à l'époque de A Broken Frame, nous ayons utilisé une TR-808. Nous nous en sommes servis pour quelques trucs, mais pas le kit de batterie entier, car nous avons utilisé des sons de percus que nous avions mis au point sur les synthés. Nous avons créé nos propres grosses caisses et caisses claires, car nous ne voulions pas sonner comme tout le monde.” La LinnDrum de Roger Linn, star des boîtes à rythmes de l'époque, a donc délibérément été écartée : “C'est pour cette raison que nous n'avons pas utilisé la LinnDrum. Elle possédait des sons de bonne qualité, mais cela vous détourne de votre identité. Je pense que nous avons travaillé pour notre propre idéologie.”

Wilder, même s'il n'est physiquement pas présent en studio, constate l'influence de Daniel Miller dans le son du groupe : “A cette période, Daniel nous a beaucoup influencé en terme d'équipements. Ils nous a amené son ARP 2600 et le séquenceur qui l'accompagnait.” Dans une interview accordée à Keyboards en juin 1982, Gore revient sur l'utilisation de l'ARP et sur le processus d'enregistrement des rythmes : “Depuis que nous enregistrons des disques, nous employons toujours un ARP 2600 pour la grosse caisse, parce que nous n'avons jamais trouvé de boîte à rythme avec un son de grosse caisse assez puissant. Nous le dirigeons par le séquenceur. Nous aimons la caisse claire de notre Roland TR-808. Notre Korg KR-55 a aussi une très bonne caisse claire. Nous les avons choisis tous les deux principalement à cause de leur caisse claire.”

Côté sonorité, le groupe se tourne de façon assez prononcée vers une instrumentation électronique plus opaque et mélancolique. Dans ce sens, le RSF Kobol va se révéler fort pratique, car ce produit, de conception française, apporte des atmosphères plus taciturnes, celles justement espérées. Le Kobol, c'est un peu le MiniMoog français de l'époque, et par chance, il peut être branché sur le MC-4 et va être utilisé sur See You. Leave In Silence et The Meaning Of Love, quant eux, baignent onctueusement dans la basse du Moog Source. Pour See You, c'est l'arpégiateur du PPG Wave qui sera mis à contribution. Quant à Monument, il semble utiliser les sons retravaillés de la TR-808, et les solos de cuivre de Leave In Silence donnent l'impression de sortir tout droit du Jupiter-8.

Aucune guitare ne présente l'apparence d'avoir été utilisée sur l'album, ce que démentira Miller par la suite : “Il y a beaucoup de mythes autour du groupe, qui sont faux : comme le fait qu'ils auraient seulement utilisé leurs guitares sur les derniers albums. La première guitare fut utilisée sur A Broken Frame. Ils ont une approche de la musique qui est encore basée sur le fait de se fixer des règles, même s'ils les transgressent. Si vous n'avez pas un concept alors votre musique devient très complaisantes et comme tout le monde. Nous créons tout nos sons, nous ne samplons pas les disques.”

Auraient-ils dû faire ça ?
A broken frameA Broken Frame sort le 27 septembre 1982. La pochette de l'album, particulièrement soignée, a d'ailleurs été a postériori proposée comme une des meilleures photographies prises pendant les années 80. Photographiée par Brian Griffin, celle-ci est apparue dans la revue LIFE, édition pour collectionneurs de l'été 1990. L'image réapparaît en page 50, et le sous-titre dit seulement : “Brian Griffin, A Broken Frame, Essex, England, 1982”. Sur ce second opus, la boîte à rythmes est souvent mise légèrement moins en avant, laissant plus de place aux mélodies et autres ambiances édulcorées. Les compositions sont du coup moins détonantes et moins entêtantes qu'auparavant. De même, l'homogénéité est moins évidente et il faudra certainement progresser dans la cohérence d'un album. Par contre, les textes sont moins simplistes, plus posés, et gagnent en profondeur.

Certains titres sonnent joyeux (parfois limite “fleur bleue”), comme See You, The Meaning Of Love ou encore A Photograph Of You. D'autres sont plus rudes, plus rugueux à l'écoute : Monument, Satellite ou bien Shouldn't Have Done That. Enfin, le groupe donne de nouveau dans l'instrumental (Nothing To Fear) ou pour la première fois peut-être dans l'épique (My Secret Garden, The Sun & The Rainfall). Il reste alors Leave In Silence, presque inclassable, au croisement de ces différents horizons. La presse française est particulièrement négative en cette année 1982. Après un passage au Palace en avril, le groupe ne mettra donc plus les pieds avant longtemps sur le sol français. Concluant que la presse nationale reflétait la pensée locale, le groupe ne prendra pas la peine de revenir avant que les opinions ne leur soient plus favorables.

Bien plus tard, Gahan déclarera : “Je pense que nous sentons tous que A Broken Frame est, rétrospectivement, notre album le plus faible. Définitivement. C'est vraiment inégal. Très mal produit.”. Gore vient pondérer ces propos et reconnaît la patience de Miller : “Je suis convaincu que nous ne serions pas là aujourd'hui si nous avions signé chez une major. Après le succès initial de Speak & Spell, A Broken Frame fut une période très calme pour nous. Mais cela ne faisait rien, car je crois que nous serions sinon tombés dans le syndrome du deuxième album et nous nous serions séparés avec notre troisième album.”